C'était un dimanche soir de retour du Valais, l'un de ces soirs qui vous font haïr l'inventeur de la bagnole et vouer aux gémonies les propriétaires de résidences secondaires. La route offrait, comme d'habitude, le spectacle de ses thromboses, de ces caillots de carrosseries collées pare-chocs contre pare-chocs et avançant au rythme d'un escargot qui aurait forcé sur la marie-jeanne. Je fulminais derrière mon volant, avec le flegme légendaire qui me caractérise.

Or, et ce n'est pas pour chercher des poux dans la tête à Boèce, la philosophie n'est pas la seule source de consolation en ce bas-monde. Il y a aussi la radio. Ce soir-là, un animateur très en verve venait d'annoncer la prochaine plage musicale – et ça tombait rudement bien, car je me sentais alors des velléités hulkuléennes de faire sauter, manu militari siouplaît, le bouchon dans lequel j'étais empêtré. Un peu de musique adoucirait les mœurs, sans doute.

D'abord, je n'ai retenu qu'un nom : Aretha Franklin, et un concept efficace : un disque de reprises, un florilège de tubes glanés dans le répertoire de quelques stars de la pop. Quatre minutes plus tard, de loup j'étais redevenu agneau, je nageais dans le bonheur et bénissais la congestion du trafic, laquelle m'avait permis d'écouter attentivement cette version décoiffante de Rollin' in the Deep. Adele, déjà, envoyait du bois ; lady Aretha, c'est une forêt, c'est toute l'Amazonie qu'elle vous balançait dans les trompes d'Eustache ! A 74 balais passés, la grande dame de la soul avait encore assez de coffre pour que 99 % des chanteuses à Voice allassent se rhabiller.

De retour au bercail, j'ai sondé la Toile et suis tombé sur la prestation live d'Aretha lors du David Letterman Show. Et même en direct, et ce malgré quelques ratures qui au fond n'étaient autre chose que le grain de la performance, elle dégageait une puissance lyrique proprement réjouissante. Puis, amateur de cancans, j'ai parcouru les commentaires des internautes sous la vidéo. Et là, si je devais vous faire un dessin, il serait question de moutarde qui monte quelque part, de coups de pied ailleurs encore qui se perdent et autres tentations homicides.

Ah ! bien sûr, certains, plus avancés sans doute dans l'arbre de l'évolution, parvenaient quand même à commenter la prestation vocale d'Aretha Franklin. Un débat nourri tournait d'ailleurs autour de l'utilisation éventuelle d'un logiciel de type AutoTune pour « polir » la version studio des reprises. Mais que dire alors, à côté des amateurs de musique, de ceux qui, soudain promus au rang de coachs en relooking et de gardiens du bon goût, se mirent à jacasser sur la... robe portée par la diva ce soir-là ? Car figurez-vous qu'Aretha avait eu le toupet d'enfiler une robe bustier. Noooooon ? Si.

Je sais, le choc est rude. Et tenez-vous bien aux accoudoirs, c'est pas terminé. En plus, Aretha, elle est vieille. Si. Et... j'ose à peine le dire... c'est ultragênant, c'est pas hype pour deux sous... elle a du gras sous les bras. Noooooon ? Si.

Voilà quel était, en ce dimanche soir où j'avais découvert le magnifique hommage d'Aretha à Adele, le niveau de réflexion et de raffinement de nombreux commentaires. Apparemment, le gras des bras bouchait les oreilles de certains. C'est tout juste si les internautes effarés ne rendaient pas leur quatre-heures. J'étais sur le point de prendre les noms des cuistres pour hacker leur compte YouTube et leur pourrir la vie, lorsque je me suis avisé que mes compétences en piratage étant de toute manière nulles, il valait mieux décolérer et chercher, derrière l'outrage fait à Aretha, le symptôme.

De quoi cette phobie du vieux, du tombant, de l'adipeux est-elle le nom ? Quel est le « bon » vieux ? Le lifté, le dhea-vitaminé, le « senior », celui qui étranglerait ses petits-enfants s'ils l'appelaient grand-père au lieu de papy ? Et le « bon » gros ? Celui qui se montre pétulant, rigolard, fantasque, et qui surtout n'a pas l'outrecuidance de s'habiller trop court ou trop moulant ? S'agissant des artistes, chanteurs, comédiens, quel est le « bon » cheval de retour ? Je ne sais pas pour vous mais pour ma part, ce genre de gamberge fait toujours surgir quelques visages traumatisants : Johnny Depp, Danièle Evenou, Michel Sardou, trois victimes parmi d'autres du bistouri ou de la piquouze raffermissante. Qui, tous trois, furent ou sont encore méconnaissables.

Ainsi, il m'est arrivé de regarder un long métrage en me demandant, pendant la moitié du film, où la production avait bien pu dégoter un tel clone de l'ex à Vanessa, avant de me rendre compte que ce sosie dépourvu d'expressions faciales était en fait l'original... Ou de tomber sur une émission de variétés dans laquelle on rendait hommage à Sardou (qui, dans sa grande générosité, tâta du cinéma et du théâtre en plus de désespérer les mélomanes) et d'avoir illico envie de contrôler s'il ne m'avait pas fait les poches – tant les « sourires » du crooner évoquaient le rictus d'un tire-laine près de chourer votre larfeuille. Quant à l'immense interprète de Marie Pervenche, elle réussit l'exploit de paraître cryogénisée à température ambiante : son visage est tellement figé qu'à part jouer la femme de Loth après sa transformation en statue de sel, on ne voit plus très bien ce qu'elle pourrait apporter au septième art. En résumé, le souci de la jeunesse éternelle conduit certains à ruiner leur outil de travail. Etonnant, non ?

Pas tant que ça, à vrai dire. L'époque est aux corps glorieux, aux mannequins faméliques et aux retraités si pleins de niaque qu'on les jurerait sortis d'une cuve de formol où ils auraient barboté depuis l'adolescence. On se pâme devant les promesses d'immortalité serinées par les transhumanistes, et on voit dans la ride ou le bourrelet la trace d'une flétrissure morale appelant une seule réaction socialement acceptable : la dissimulation. A ces réactions de chochottes ou de petits marquis, je préfère quant à moi le spectacle d'une septuagénaire qui se produit en public avec l'enthousiasme d'une gamine tout en se foutant pas mal de ses kilos en trop ou de ses triceps parcheminés et un peu flasques.

Alors tu vois, Aretha, la prochaine fois que tu débarques sur un plateau de télévision, viens comme tu es, viens même à poil ou sanglée dans une improbable combinaison de latex si ça te chante ! Tes goûts vestimentaires peuvent bien flanquer la nausée aux délicats, tous gaulés évidemment comme des adonis ou des pin-up... Quant aux autres, dont je suis, ils se contenteront avec joie de ta voix éraillée et ne verront dans le choix de tes robes que l'aplomb d'une femme fière de ce qu'elle est, fière de son art, belle intégralement et heureuse d'être sur scène. Et à cela, quelques grammes de cellulite, quelques malheureuses ridules ne pourront rien changer.