Les lettreux sont de drôles d’énergumènes, j’en suis et j’en conviens. La caboche pleine d’histoires, les souvenirs teintés de romanesque, ils font parfois des rapprochements curieux. Ainsi de votre serviteur qui, après les attentats de Paris et cependant que le mantra « Je suis Charlie » se propageait à la vitesse de la lumière, pensa aussitôt à Oreste, l’amant malheureux (et un peu con, avouons-le) mis en scène par Racine dans sa tragédie Andromaque. Mais que diable le pantin d’Hermione venait-il faire dans cette galère ?

C’est une affaire de choc. Les bâtards endjihadisés qui croient bon de massacrer tout ce qui porte crayon ou kipa ne l’ignorent pas : de telles actions, dans leur principe, visent à instiller la peur parmi les populations ciblées. Et le terrorisme peut d’ailleurs s’enorgueillir d’une efficacité certaine en la matière, si l’on en juge par les manifestations d’autocensure qui fleurissent depuis le 7 janvier 2015. A ce train, même pour lâcher une blague à deux balles, il faudra bientôt requérir au préalable l’assentiment du Ministère des Susceptibilités. Problème : il y a autant de consciences et de visions du monde que d’individus ici-bas. La probabilité qu’un trait d’esprit froisse quelqu’un est donc très élevée. Prudence. Silence. Renoncement. Voyez par vous-même : après Paris, un épigone danois. E pericoloso esprimersi.

Pourquoi Charlie, pourquoi Oreste ? Rappelons la funeste destinée du personnage racinien. Oreste en pince pour Hermione, laquelle n’a d’yeux que pour Pyrrhus, lui-même transi d’amour pour Andromaque. Miss Hermione, passionnée jusqu’à la fureur, trouve évidemment la situation très déplaisante, ce qui la conduit à suggérer à Oreste, dans un moment d’égarement, de faire assassiner Pyrrhus. Le brave couillon s’exécute et revient aux pieds de sa belle annoncer la bonne nouvelle : lardé de fer, Pyrrhus n’est plus. Comme on pouvait s’y attendre, Hermione voue Oreste aux gémonies avec la mauvaise foi d’une gynarche contrariée, pour ne pas dire carrément timbrée. Suit alors un monologue fameux dans lequel Oreste s’interroge, proche de la décompensation, au bord du bord de la crise psychotique :

« Que vois-je ? Est-ce Hermione ? Et que viens-je d'entendre ?

Pour qui coule le sang que je viens de répandre ?

Je suis, si je l'en crois, un traître, un assassin.

Est-ce Pyrrhus qui meurt ? et suis-je Oreste enfin ? »

La mécanique du choc tragique est tout entière dans ces quelques vers. Elle nous dit que le spectacle d’une horreur violente, contradictoire, injustifiable, est susceptible de provoquer un écroulement de la psyché. D’où cette litanie de questions touchant à l’identité : face au mal, l’ego s’effrite à tel point que le besoin impérieux de le redéfinir s’impose. Et c’est bien une dynamique comparable que je vois à l’œuvre dans l’adoption quasi planétaire du « Je suis Charlie ». Comme si, devant l’éclatante disproportion entre l’offense (les caricatures d’un supposé prophète, le simple fait d’être Juif) et sa réponse (une pluie de balles), devant l’impression que des proches, des intimes nous avaient été odieusement enlevés, comme s’il avait fallu dès lors réaffirmer de toute urgence que nous sommes ce que nous sommes, nous ausculter collectivement.

Bien sûr, l’exercice a ses limites et ne permet pas de se prémunir à coup sûr contre la folie. Oreste a beau se débattre, il en perdra la boule. Et si nous n’avons pas assisté ces derniers temps à des manifestations de démence généralisée, force est de constater que bien des charlots se sont glissés parmi les Charlie… Ne vîmes-nous pas, ô ! spectacle pathétique, une ribambelle de chefs d’Etat défiler le 11 janvier avec, dans le lot, de fieffés contempteurs de la liberté d’expression ? N’entendîmes-nous pas un pape, pourtant moins taré que ses deux prédécesseurs, pontifier que si l’on critique la mamma de quelqu’un, il ne faut pas s’étonner de recevoir un poing dans la gueule ? Alors oui, nous étions, nous sommes peut-être bien Charlie, mais nous sommes aussi très doués pour être tout ensemble la peste et le choléra et souffler de bon cœur sur les braises de la discorde.

La scène est à Buthrot, ville d’Epire, précisait Racine au début d’Andromaque. Sur ces rivages antiques, Oreste perdait la raison. Espérons qu’à l’aube du troisième millénaire, tandis que se préparent quantité de chocs économiques, écologiques et technologiques, il nous restera assez de l’esprit des Lumières pour ne pas sombrer dans la folie.