Oui, moi, j'aime les sujets qui fâchent. J'aime plus généralement la provocation, car elle agit comme un révélateur sur la photographie d'une discussion. Or, si nul n'est censé ignorer la loi (défense de rire), nul n'ignore en tout cas cette règle non écrite définissant le nec plus ultra de la bienséance lors de cocktails pince-fesses, dîners en ville ou autres repas de famille : il serait de bon ton d'éviter certains sujets. En général, le tiercé gagnant est sexe, religion et politique. La liste n'est pas exhaustive. Bien bien bien. 

 

 Eh bien non, je ne suis pas client !

 

Précisons déjà que je parle d'expérience. L'auteur de ces lignes doit confesser en effet avoir ruiné l'ambiance à plusieurs occasions, souvent lors de fêtes de famille où l'alcool et les mots coulaient à flots... Certes, j'avais deux ou trois circonstances atténuantes : la smala élargie comptait une aïeule semi-xénophobe, quelques croyants sincères (donc au dernier degré de la confusion mentale) et un économiste libéral qui ne demandait qu'à croquer du gauchiste. Vous imaginez tous ces chiffons rouges agités devant mes yeux ? Comme une invitation à la joute verbale...

 

La bienséance, la politesse, l'urbanité sont d'exquises qualités sociales et agissent comme un lubrifiant sur les relations interpersonnelles, je ne le nie pas. Mais je note aussi qu'un respect maniaque de l'étiquette produit immanquablement des effets stérilisants. Combien de dîners funèbres, où l'on s'ingénie à jaser de sujets qui ne froissent aucune susceptibilité ? De soupers sinistres où, le doigt sur la couture du pantalon, la fourchette au garde-à-vous et le bon goût en étendard, on glose sur la dernière Biennale de sculpture sur allumettes ? Attention, ne vous méprenez pas ! Tout cela est bel et bon, ce sont nobles causeries que celles évoquant la météo capricieuse, la vie des autres, la téléréalité ou la meilleure recette de lapin à la moutarde (cherchez pas : la réponse se trouve dans La cuisine spontanée). On peut toutefois être gourmand, on peut en vouloir plus. On peut vouloir débusquer son interlocuteur, titiller ce qu'il y a de plus intime chez lui. Comment ? Cela ne vous est jamais arrivé ? Je veux dire : partager un repas en agréable compagnie ne vous donne pas envie de manger aussi vos hôtes, parfois ?

 

Vertus de la foire d'empoigne

Alors foin d'évitements, de censures, de précautions oratoires ! Militons plutôt pour une esthétique de la collision frontale. Et quoi de plus divertissant, au fond, et de plus instructif en même temps qu'un banquet qui tourne mal ? Le rêve, ce serait ça : faire ripaille au milieu d'éclats de voix et d'egos qui ferraillent. Pour une fois, ouvrir tous les placards, sortir tous les squelettes. Lâcher la bombe d'un secret de famille au détour d'une phrase, l'air de rien – vous savez, ces choses tues qui infectent petit à petit toute la meute et se transmettent de génération en génération. Entonner l'Internationale lors d'une soirée UDC. Accumuler blasphèmes et raisonnements athées devant une tablée de capucines, toutes rosissantes, toutes humides sous leur cornette, et finir en éructant des chansons paillardes et en montrant son cordon de Saint-François aux bonnes soeurs en mal de de génuflexions. Rappeler les bienfaits génétiques du métissage à tel butor qui vitupère les étrangers – et l'inviter à creuser dans son propre génome, rien que pour y découvrir les traces exogènes qui font de lui ce que nous sommes tous peu ou prou, des métèques. Evoquer la filouterie du système néolibéral devant ce cher oncle de droite, lequel, plus agile avec les chiffres qu'avec les disputes philosophiques, donne volontiers les onze mille verges de la doxa conservatrice pour se faire battre et fesser d'importance... Bref, ruer dans les brancards, semer une zizanie de souk ou de comptoir carnavalesque !

 

Bien sûr, avec une épice telle que l'esprit de contradiction et de provocation, l'assaisonnement doit être subtilement dosé. Pas question que chaque repas se termine dans une atmosphère de carnage. Mais pas question non plus, n'en déplaise aux baronnes licenciées ès bonnes manières, de s'interdire de parler des moeurs sexuelles du bonobo ou de se couvrir la tête de cendre si l'on ose proférer une opinion politique au cours du dîner, au motif que ces choses-là, n'est-ce pas, ça ne se fait pas. Je prétends le contraire et j'ajoute : ce qui ne se fait pas, à mes yeux, c'est rompre le pain avec quelqu'un tout en refusant de partager nos pensées avec lui. C'est avancer masqué. C'est être encore et toujours dans la pose, en représentation.

 

Certes, il est arrivé que l'on me tienne rigueur de mes démonstrations vindicatives. J'ai souvent dépassé la mesure, perdu mon calme ou offensé mon interlocuteur : je ne suis pas le commensal le plus zen qui se puisse trouver. Je me rêverais moins entier, moins rugueux, quelquefois moins baroque dans ma sensibilité. Hélas, l'animal est ainsi fait. Et comme il n'est plus un perdreau de l'année, les possibilités de le voir muer un jour en hôte stylé, diplomate, expert en déminage de conversations dînatoires... eh bien ces possibilités sont très limitées !

 

Je demande simplement à tous ceux qui se sont retrouvés ou se retrouveront un jour à table avec moi de retenir deux choses. En premier lieu, un croyant doit toujours être bousculé, quel que soit l'objet de sa foi. C'est une leçon que je tire des Lumières. Attendez-vous donc à ce que vos systèmes politiques, moraux, économiques ou spirituels atterrissent eux aussi sur la table, à côté des victuailles. Ce sont les bons morceaux de votre tempérament et il serait dommage de ne pas s'en repaître également. Et, surtout, n'oubliez pas de repérer l'hommage derrière la polémique. Seules les personnes qui m'importent, pour qui j'ai de l'affection, de l'amitié ou de l'amour, ont à redouter de ma part une campagne d'évangélisation...

 

Vous reprendrez bien une part de tarte pour le dessert ?