Aujourd’hui, quiconque se lance dans l’édition doit faire face à des réactions très divertissantes. Tentez le coup, même pour de rire, autour de vous. Dites : c’est décidé, je crée une maison d’édition ! Et, pour faire bonne mesure, poussez le vice jusqu’à esquisser les lignes directrices de votre catalogue, tracez les bornes (immenses, forcément immenses) de votre politique éditoriale, et alléchez votre auditoire en lui décrivant les premiers titres que, dans vos rêves les plus fous, vous donneriez au monde. Et alors ?

Alors ceci : tout d’abord, on vous regardera comme si vous étiez la réincarnation d’Elvis ou de Mandela. Famille, amis, banquiers ou mécènes potentiels, peu importe, tous vous feront pendant un court instant de yeux de chouette sous acide. Transis d’admiration, conquis, évangélisés avant même que de se savoir païens !

C’est bien, ça, l’admiration, l’enthousiasme partagé, ça réchauffe le cœur. Par contre, rapport au mazout, aux doudounes et aux vacances d’hiver sous les Tropiques, ça rapporte que dalle et ne nourrit pas son homme.

De toute manière, il y a fort à parier que le second moment de la réaction de votre auditoire va vous couper l’appétit. Après l’admiration – parfois en même temps qu’elle, voire avant pour les rustres d’envergure cosmique – vient la pitié. La crainte navrée et compatissante. Une sorte de flip par procuration.

Editeur ? Faiseur de livres ? Et prétendre en vivre ?

Oui, voilà : leurs yeux d’abord énamourés semblent dire maintenant que vous pourriez tout aussi bien vous faire seppuku. Les débouchés sont plus sûrs. On peut toujours fonctionner comme doublure tripaille dans le prochain film de Tarantino. Tandis que l’édition…

A ce stade-là, pour peu que l’on s’intéresse à l’actualité, on y découvrira de puissants motifs d’étonnement. Ainsi de l’entrée en Bourse récente de Twitter. Une entreprise qui, je le rappelle, a essentiellement produit deux choses depuis sa création en 2006 : un caquetage à l’échelle planétaire et des pertes abyssales, de l’ordre de 375 millions de francs suisses en sept ans. Une jolie prouesse. Et un joli pari sur l’avenir que celui des investisseurs, puisque l’action Twitter a vu sa valeur grimper de près de 60 % depuis son introduction sur le marché, le 7 novembre dernier.

Or, si je veux bien entendre que mon bizness model est pâââssionnant mais trop risqué à mettre en œuvre, je suis plus perplexe devant le comportement moutonnier des zigs, quels qu’ils soient, qui ont investi des millions en tablant sur les bénéfices putatifs du Gazouilleur. J’y vois le signe que les as de la finance n’ont pas appris grand-chose ou, pire, se cognent des leçons du passé comme de leur première chaude-pisse.

La tulipomanie dans la Hollande du XVIIe siècle ? Connais pas. La bulle des valeurs technologiques ? Jamais entendu parler. La crise des subprimes ? La politique de l’argent facile entretenue dès lors par la Fed, sorte de maintien de l’économie sous assistance respiratoire ? Rien à cirer : seules mes primes de fin d’année m’intéressent – quant à respirer… vous n’auriez pas un rail de coke ?

Surtout, j’y vois la démonstration d’un grave dérèglement des valeurs. Je suis conscient bien sûr que les mastodontes de la Bourse et les Editions Stentor ne jouent pas dans le même préau… et conscient aussi que jamais je n’aurai autant de lecteurs que ces entreprises-là n’ont de clients ou d’utilisateurs. Et, oui, j’admets volontiers que même en cas de best-seller, mes profits ne représenteront dans le meilleur des scénarios qu’une infime fraction de ceux que Twitter pourra un jour, peut-être, dégager. Il n’empêche : je ne produis pas des micromessages mais des livres, des objets culturels à forte valeur ajoutée, l’une des plus nobles conquêtes de l’homme avec le cheval, le whisky single malt et l’érotisme ; je m’abstiens de prendre mes futus acheteurs pour des cons en leur refourguant de pseudo-services ou produits à seule fin de vendre leur temps de cerveau disponible aux hyènes de la publicité ; enfin, jamais, même si ma maison d’édition était promise à un naufrage financier complet, jamais je ne brûlerais plus de 0,02 % des sommes déjà parties en fumée dans le sillage de Twitter, jamais je ne miserais d’autre patrimoine que le mien, jamais je n’entraînerais dans ma chute des cohortes d’épargnants… boursicoteurs malgré eux.

Vous voulez devenir éditeur ? On vous regarde comme si vous étiez déjà mort, comme si vous faisiez d’avance un beau cadavre, c’est tout juste si on ne vous conseille pas d’utiliser les cordons de la bourse pour vous pendre. Vous dilapidez des centaines de millions en proposant un service certes sympathique et convivial, mais pas non plus atrocement novateur ni furieusement visionnaire ? On vous couvre d’or et les gazettes ne parlent que de vous. Aujourd’hui, telles sont les voies de la croyance à l’œuvre dans l’économie et dans le corps social. Elles semblent dire que tout CEO produisant du vent et engloutissant des fortunes est une sorte de chamane surdoué, tandis que tout microentrepreneur actif dans la culture est un rêveur promis à de retentissantes banqueroutes. Parce que c’est comme ça. Parce que small is ugly.

A vous de décider, amis lecteurs, où niche la rationalité. Quant à moi, je tâcherai de vous procurer de bons livres – sans ruiner nul fonds de pension, sans mettre à poil quelque actionnaire que ce soit. Promis.